Adaptés à l’aviation et au secteur maritime, où l’électrification à batteries n’est pas une option, les carburants de synthèse (à base d’hydrogène) intéressent également le transport routier. Et c’est un point de friction entre la Commission Européenne et l’Allemagne.

Alors qu’il ne s’agissait en principe, que d’une formalité après un vote franc et massif du Parlement Européen, l’Allemagne a décidé de suspendre le processus visant à bannir en Europe le moteur thermique à l’horizon 2035 dans l’automobile. La signature de cet accord est liée à l’autorisation des carburants de synthèse, les e-fuels. Berlin aimerait que ces carburants, fabriqués à partir d’électricité et neutres en carbone (s’ils utilisent du CO2 prélevé dans l’atmosphère), puissent être utilisés au-delà de cette échéance, dans des véhicules à moteur à combustion. Ce revirement, très critiqué en Europe, reflète une vue partagée notamment par l’Italie et la République tchèque : ce serait un tort de tout miser sur l’électrique. Et c’est la raison pour laquelle Berlin souhaite que plusieurs options soient disponibles : les batteries, l’hydrogène et les moteurs à carburants non fossiles.

L’industrie automobile allemande défend les e-fuels

Pourquoi un tel intérêt de l’Allemagne pour les carburants de synthèse ? On sait que Porsche a initié un projet au Chili, à Punta Arenas. Il s’agit dans un premier temps de générer de l’électricité renouvelable à partir d’éoliennes, de l’utiliser avec de l’eau pour faire une électrolyse et obtenir de l’hydrogène, dont la combinaison avec du CO2 permettra de fabriquer des carburants liquides de synthèse. La filiale de VW destine cette essence au championnat Porsche Supercup, ainsi qu’aux centres de la marque avec circuit. L’objectif est de produire 130 000 litres pendant la phase expérimentale, puis 55 millions de litres d’ici 2026 et 550 millions de litres avant la fin de la décennie. Le site-pilote est situé près du détroit de Magellan, ce qui simplifie les livraisons par bateaux (qui pourraient eux-mêmes utiliser de tels carburants de synthèse). Chez les équipementiers allemands, Bosch pousse également pour l’utilisation d’e-fuels. Pour le groupe, ces carburants neutres en carbone ont l’avantage de pouvoir fonctionner sans changement sur les moteurs et d’utiliser les stations existantes. L’équipementier est d’ailleurs impliqué dans un projet de recherche soutenu par le gouvernement allemand. Baptisé Namosyn, il réunit 37 partenaires dont des constructeurs (Audi, BMW), des équipementiers (AVL, Bosch, Mann+Hummell, Schaeffler, Tenneco) et des acteurs de l’énergie (BP, Linde) et des organismes de recherche dont les instituts Fraunhofer. L’Association de l’industrie automobile allemande (VDA) estime également que les carburants synthétiques sont indispensables pour atteindre des objectifs climatiques ambitieux. « Mais au lieu de promouvoir les e-fuels, de voir les choses en grand, l’Europe exclut jusqu’à présent cette technologie et laisse le stock de côté pour atteindre les objectifs climatiques dans les transports. C’est contraire à la réalité et nous prive d’opportunités et de possibilités », a déclaré Hildegard Müller, présidente de la VDA.

Un thème porté aussi par le Japon et le sport automobile La France pousse au contraire pour le fléchage des e-fuels vers les transports aérien et maritime, où ces solutions seront incontournables, et défend le passage à une mobilité routière zéro-émission, reposant sur l’électrique à batterie ou hydrogène. France Hydrogène a d’ailleurs défendu la même approche lors d’une audition au Sénat le 22 mars. Le syndicat de l’automobile Mobilians y voit néanmoins un intérêt « sur certains segments, tels que ceux des véhicules stratégiques, véhicules de défense, de lutte contre les incendies, de sécurité civile, de dépannage ou de maintenance des réseaux, et notamment en cas de catastrophe naturelle ou de conflit ». Dans ces conditions, « la possibilité de recours à des carburants liquides ou gazeux bas carbone ou « 0 carbone » semble indispensable ». « L’intérêt de ces carburants, en particulier ceux utilisables dans des moteurs diesel, est qu’ils permettraient à court terme d’accélérer la décarbonation du parc utilisant le diesel conventionnel en « convertissant » des véhicules déjà en circulation sans attendre leur renouvèlement », souligne Mobilians.

Ailleurs en Europe et dans le monde, ce positionnement est peu défendu, excepté au Japon. Plusieurs constructeurs dont Toyota (à travers sa maison-mère, sa marque Daihatsu et une autre de ses filiales) et Suzuki se sont associés au pétrolier nippon Eneos pour créer l’Association of Biomass Innovation for Next Generation Automobile Fuels. C’est une solution viable, affirment ses promoteurs, qui citent comme caution scientifique le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). L’association souhaite mener un travail de fond, de l’amont (ressources de biomasse, qui ne doivent pas empiéter sur l’alimentation) à l’aval, sans oublier la capture du CO2 pendant la production. Elle estime que la solution peut à la fois concerner l’automobile et d’autres modes de transport terrestre. Toutefois, pour constituer une alternative crédible, la piste des carburants synthétiques doit passer par la constitution d’une vraie filière, avec des matières premières en quantité suffisante et des capacités de production à l’échelle.

On peut également signaler que le sport automobile s’est déjà emparé des e-fuels. Un carburant à base de résidus de la viticulture est utilisé depuis l’an dernier aux 24 h du Mans. L’Excellium Racing 100 de TotalEnergies est renouvelable, produit sans la moindre goutte de pétrole. Pour sa part, la Formule 1 pourrait introduire les e-fuels dans le cadre de sa nouvelle réglementation en 2006.

D’un point de vue environnemental, les avis sont plus nuancés. L’association T&E, influente à Bruxelles, considère que ces carburants ne seront jamais écologiques lorsqu’alloués au transport routier. D’autre part, le Vice-Président de la Commission, Frans Timmermans (qui est commissaire européen à l’Action pour le climat), ne souhaite pas que les e-fuels soient utilisés dans le transport routier. Il considère qu’on devrait plutôt les réserver à l’aviation et au transport maritime, des secteurs où l’électrification n’est pas une option viable. Son avis est motivé par le fait que la production de ces carburants est particulièrement énergivore.

Un débouché naturel pour l’aviation

Dans le domaine de la mobilité lourde, la question ne fait pas débat. Dans son étude Trajectoire pour une grande ambition Hydrogène à 2030, France Hydrogène identifie qu’environ 165kt d’hydrogène renouvelable ou bas-carbone pourraient être utilisées par an pour produire des carburants de synthèse. Sous l’impulsion de la Commission, l’alliance européenne RLCF Alliance (Renewable and Low-Carbon Fuels Value Chain Industrial Alliance), visant à développer des carburants renouvelables à base d’hydrogène a vu le jour en avril, afin de répondre aux besoins de décarbonation des secteurs du rail et de l’aviation. Ouverte à divers acteurs (industriels, pouvoirs publics), sur la base du volontariat, elle réunit à ce jour plus de 200 membres. On y trouve par exemple des compagnies aériennes (Air-France KLM), des industriels de l’aéronautique (Airbus, Dassault Aviation, Safran, Rolls-Royce), ainsi que des fournisseurs d’énergie (Air Liquide, TotalEnergies, Shell, BP, Exxon). Le monde du bateau est également représenté par des acteurs comme Ficantieri, le GICAN et des ports (Amsterdam, Bruges, Barcelone). L’alliance associe également des structures comme FuelsEurope et Hydrogen Europe. « Cette nouvelle alliance contribuera à stimuler la production, la distribution et l’utilisation de carburants renouvelables et à faibles émissions de carbone dans les transports », estime la commissaire aux transports, Adina Vălean. « Elle réduira notre dépendance à l’égard des combustibles fossiles importés et créera de nouveaux débouchés commerciaux innovants. Je tiens à remercier nos partenaires pour leur engagement et à inviter tous ceux qui le souhaitent à se joindre à nos efforts. Grâce à cette initiative, nous continuons à respecter les engagements que nous avons pris dans le cadre de la stratégie de mobilité durable et intelligente de la Commission et du pacte vert pour l’Europe », conclut-elle.

En France, le gouvernement a lancé le mois dernier un groupe de travail pour favoriser le développement des carburants d’aviation durables. Il a été lancé par les ministres Agnès Pannier-Runacher, Clément Beaune et Roland Lescure. L’objectif est de créer une filière nationale de carburants durables permettant au secteur de l’aérien d’atteindre ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de décarbonation en 2050. Ces carburants durables, qui sont des biocarburants issus de la biomasse ou des carburants de synthèse (e-fuels), peuvent permettre des gains d’émissions de gaz à effet de serre de 70 % à 95 % (sur l’ensemble de leur cycle de vie) par rapport au kérosène fossile. C’est un levier efficace, à court et moyen terme mais aussi à plus long terme, notamment pour les vols long-courriers. De plus, c’est un moyen de réduire la dépendance de la France aux importations et de préserver son indépendance énergétique, tout en créant des emplois dans les territoires en lien avec nos filières agricoles et de déchets. Régulièrement, l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur se réuniront, afin de partager des objectifs communs, à la fois en termes de production, mais aussi d’intégration de ces carburants durables.

Par ailleurs, les trois ministres ont présenté les 5 lauréats de l’appel à projets « Développement d’une filière de production française de carburants aéronautiques durables ». Ce dernier avait été lancé en 2021 dans le cadre de la Stratégie nationale « Produits biosourcés et biotechnologies industrielles – Carburants durables » par France 2030 et l’ADEME. Parmi eux, on peut citer par exemple le projet REUZE, qui réunit Engie, Infinium et ArcelorMittal, avec la participation de l’Institut Mines-Télécom. Des e-carburants ultra-bas carbone seront produits grâce à la technologie exclusive d’Infinium à partir de 300 000 tonnes de CO2 captées sur les installations de production d’acier d’ArcelorMittal. Combinées avec l’hydrogène produit grâce à un électrolyseur de grande puissance, que prévoit de construire Engie, les molécules vont se transformer en 100 000 tonnes de carburants de synthèse, e-kérosène, e-diesel ou naphte. Engie est également impliqué dans le projet FRANCE KerEAUzen, qui consiste à obtenir des carburants synthétiques partir d’hydrogène d’origine renouvelable et de CO2 biogénique capté sur différentes sources dont des installations de méthanisation. Un autre acteur de référence, Elyse Energy, a été primé pour deux projets. Le premier a pour nom Avebio. Mené en partenariat avec Khimod, il explore une production à partir du CO2 non-valorisé d’une unité de production de biocarburant en travaillant sur une brique spécifique nécessaire à la production de gaz de synthèse. Le second a pour nom BioTJet. Il est développé par la société éponyme qui compte parmi ses actionnaires Elyse Energy, Avril, Axens, Bionext, et IFP Investissements). Il s’appuie sur la technologie BioTfueL* et permettra de valoriser un large spectre de biomasses lignocellulosiques, composé de résidus issus majoritairement de la sylviculture locale et de déchets de bois en fin de vie. Enfin, Hy2Gen France porte le projet Hynovera, qui consiste à produire des e-carburants combinant des procédés d’électrolyse, de gazéification de biomasse et de synthèse de syngas en electro-carburant sur le territoire de Gardanne-Meyreuil, près d’Aix-en-Provence.    

Afin de passer désormais à une phase d’industrialisation et de création d’unités de production de biocarburants (dont le rendement est dopé par l’ajout d’hydrogène), il a été décidé le lancement d’une consultation flash des acteurs afin d‘identifier les freins à lever et d’élaborer des modalités d’accompagnement adaptées, d’ici le salon du Bourget au mois de juin.

Une filière qui nécessite de prévoir les besoins en électricité bas carbone

Dans un dossier publié sur son site, le CEA indique que les constructeurs des secteurs du transport maritime longue distance et du transport routier auront également besoin de recourir à ces carburants de synthèse. Les modifications des systèmes de motorisation et d’infrastructures de ravitaillement (ainsi que la logistique en amont) afférentes à la décarbonation seraient en effet moins impactés par l’utilisation d’e-méthanol (qui prévaut aujourd’hui dans les commandes de navires des armateurs sur les carburants de synthèse) que par l’utilisation directe d’hydrogène.

Certains projets prévoient également la production de diesel synthétique pour le maritime. La production massive d’e-carburants en France pourrait présenter une opportunité d’améliorer la souveraineté énergétique du territoire. Et les projets sont là ! France Hydrogène a en effet identifié, dans le second volet de son étude Trajectoire 2030 (décembre 2022) que d’ici 2030, en France, environ 205kt d’hydrogène renouvelable ou bas-carbone pourraient être utilisées pour produire du méthanol de synthèse. Substituts désormais reconnus par l’Europe comme nécessaires et complémentaires aux autres vecteurs énergétiques pour la mobilité lourde et longue-distance, les e-carburants devront néanmoins relever des défis à la fois technologiques mais aussi politiques et réglementaires pour anticiper les besoins d’électricité bas-carbone et encourager les industries à miser sur ces stratégies favorables à une réduction de leurs émissions directes et indirectes de CO2. Le programme Economie Circulaire du Carbone du CEA accompagne dans cette optique les équipes de recherche (CEA, CNRS, INRAE, Universités Paris-Saclay, Grenoble Alpes et Aix-Marseille) pour réaliser les ruptures scientifiques et technologiques nécessaires à l’émergence d’e-carburants compétitifs et accompagner les partenaires industriels.

*Projet lancé en 2010 avec pour partenaires Avril, Axens, le CEA, IFP Energies nouvelles, Thyssenkrupp Industrial Solutions, et Total, en vue de tester, de valider et d’optimiser une chaîne complètement intégrée pour la production de biokérosène et biodiesel avancés. BioTFuel a été soutenu par l’ADEME et son Fonds Démonstrateur de Recherche, par la région Hauts-de-France et la Communauté Européenne via le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER), ainsi que par Bionext et l’association française des producteurs d’oléagineux via le fonds FASO.

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Les différents types de carburants synthétiques

  • Les e-carburants gazeux : l’hydrogène renouvelable et le e-méthane, qui peuvent tous deux être liquéfiés par la suite, pour produire respectivement du H2 liquide et du e-GNL.
  • Les e-carburants liquides : tels le e-methanol et le e-crude, aussi appelé pétrole de synthèse, qui conduit à l’e-kérosène et à l’e-diesel.
  • Sous forme gazeuse ou liquide : l’ammoniac synthétique.

Selon la forme ou le e-fuel que l’on veut obtenir, on met en œuvre soit le Power-to-Gas ou soit le Power-to-Liquid. Chacun de ces processus de production implique deux, voire trois étapes, avec tout d’abord la production d’hydrogène (H2) par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable, associé à une autre molécule, le CO2 pour le e-crude, le méthane et le méthanol synthétiques, ou bien l’azote (N2) pour l’ammoniac synthétique. Le pétrole synthétique doit, quant à lui, être raffiné (au même titre qu’un pétrole fossile) pour produire du kérosène ou du diesel de synthèse. Le e-méthane, le e-méthanol, le e-diesel et le e-kérosène sont des hydrocarbures synthétiques, leur processus de production nécessite l’utilisation de CO2.